Plongée dans les ténèbres

 

On leur dispensa une formation de soixante-douze heures au cours de laquelle ils durent se familiariser avec les différentes manœuvres.

« C’est comme un stage de voile, se répétait Peggy, sauf que là il s’agit de descendre dans le ventre de la planète ! »

Cette formalité remplie, Hinker leur demanda de se défaire de tous les objets métalliques qu’ils possédaient.

— En bas, expliqua-t-il, vous allez traverser des couches de gaz stagnants qui proviennent des poumons de la Dévoreuse. Certains de ces gaz sont inflammables, ils peuvent exploser à la moindre étincelle. La coquille contient du silex, si du métal frottait contre cette pierre cela produirait de grosses étincelles. L’explosion vous anéantirait. Il faut réduire les risques. Le gaz…

Sa voix déformée par l’enrouement donnait au mot un son sifflant désagréable. Le gazzzzze…

 

Les adolescents durent ensuite se dépouiller de leurs vêtements pour enfiler l’uniforme du personnel « volant ». Les habits, de facture assez fruste, ne comportaient aucune fermeture éclair et s’ajustaient au moyen de lanières et de boutons de bois.

— En bas, continua Hinker, gardez vos masques à oxygène en bandoulière. Mettez-les dès que vous éprouverez des difficultés respiratoires.

Pour finir, on leur posa sur le crâne un casque de cuir rembourré, et de grosses lunettes. Ainsi affublés, ils se sentaient ridicules. Le chien bleu, à qui ce déguisement avait été épargné, se roula dans la poussière en glapissant de rire.

 

— On va y aller, annonça Hinker. Il faut profiter de la brume pour amener le Capitaine Fantôme au-dessus de la crevasse. De cette manière, les soldats de Ranuck ne pourront nous voir.

Il ne cachait pas sa hâte d’expédier son petit monde dans les profondeurs.

Dès que Peggy Sue et Sébastian furent équipés, l’ingénieur les conduisit à la nacelle.

 

— Si je ne t’aimais pas assez pour te suivre en enfer, je ficherais le camp ventre à terre, souffla le chien bleu à l’adresse de Peggy.

 

Au-dessus de la tête de la jeune fille, le ballon achevait de se gonfler, et sa peau tendue prenait un aspect luisant. Brusquement les amarres gémirent, le dirigeable s’éleva d’un bon mètre tandis que les caisses grinçaient et remuaient sous les pieds des passagers.

L’estomac de Peggy Sue tournicota. Le « pont » tanguait comme celui d’un navire secoué par les vagues.

Peggy se cramponna aux cordages dont les entrelacs formaient une toile d’araignée tout autour de la nacelle. La portance du ballon augmentait rapidement. On le sentait impatient de bondir dans le ciel. Il tirait sur ses amarres, les faisant geindre.

— Quelle histoire de dingue, haleta Sébastian. Si on m’avait dit que je descendrais au cœur d’un œuf géant…

En bas, les pirates avaient attaché le ballon à une dizaine de gros camions lestés de blocs de ciment. Ces véhicules tireraient le Capitaine Fantôme jusqu’à la crevasse, là, Sébastian commencerait à le dégonfler doucement pour le faire descendre dans le gouffre de la coquille.

Les camions démarrèrent.

— Ils doivent faire vite, expliqua Sébastian, sinon l’aérostat les soulèvera du sol pour les emporter dans les airs.

 

Peggy Sue observa avec anxiété le ventre du ballon sillonné de coutures. Il semblait sur le point d’éclater.

 

Grâce au brouillard, on atteignit la crevasse sans problème.

— Nous y sommes, annonça Hinker par le téléphone. Vous pouvez commencer à dégonfler la vessie. Tournez la manette d’un cran vers la gauche. La portance diminuera et le Capitaine Fantôme s’enfoncera dans la crevasse.

Sébastian obéit.

 

Aussitôt, comme par magie, l’aérostat perdit de l’altitude et descendit de plusieurs mètres. Le vertige s’insinua en Peggy Sue qui voulut s’éloigner du bord.

Les câbles reliant la nef aux camions furent largués. Enfin libre de ses mouvements, le Capitaine Fantôme s’enfonça dans les ténèbres de la coquille entrouverte.

— C’est horrible, gémit le chien bleu, j’ai l’impression de pénétrer dans la gueule d’un requin… Cette crevasse est en train de nous avaler !

— Je sais, haleta Peggy. Tu as vu comme il fait noir ? Dire que nous sommes en train de descendre dans le ventre de la planète !

— Ce serait une aventure formidable si je n’avais pas aussi peur, couina le petit animal. Nom d’une saucisse atomique ! On n’y voit rien là-dedans.

 

Peggy Sue serrait les cordages à s’en scier les doigts. Sous ses semelles, les caisses remuaient. Tangage, roulis. Tangage, roulis.

— Et il n’y a même pas une barrière où s’accrocher, se lamenta-t-elle, rien que ces cordages emberlificotés.

 

Elle crispa les mâchoires pour empêcher ses dents de claquer et rabattit le capuchon de sa parka sur la tête pour se donner l’impression d’être protégée.

« Je vais tomber, je vais tomber, je vais… »

Les mots crépitaient dans son esprit.

Passant d’un filin à un autre, elle entreprit de se déplacer vers la tente de toile huilée que les hommes de Hinker avaient dressée au sommet de l’amoncellement des caisses. C’était un abri dérisoire qui tremblotait dans le vent. Sa forme arrondie lui donnait l’aspect d’un igloo. Par moments elle semblait prête à s’envoler tant ses parois vibraient dans les bourrasques.

— Ça y est, commenta le chien bleu, nous sommes dans la crevasse et nous continuons à descendre… Le ciel commence à rétrécir au-dessus de nous. Regarde ! Ce n’est déjà plus qu’un petit zigzag couleur d’azur. Et toute cette nuit… Comment peut-il faire aussi noir ?

 

Peggy Sue était trempée de sueur. Sébastian se matérialisa tout à coup devant elle. Il se déplaçait en marin habitué au roulis et ne cherchait nullement le secours des cordages pour rester debout. Comme tous les garçons, il était excité par cette aventure et refusait de penser aux dangers à venir. Peggy lui en voulut pour cette insouciance qu’elle était loin de partager.

— Ne t’affole pas si tu as le mal de l’air, souffla Sébastian en lui caressant la joue, tu t’y feras vite. C’est l’affaire de vingt-quatre heures.

Peggy aurait voulu le croire !

Sébastian l’aida à pénétrer dans la tente dont l’ouverture était maintenue fermée par des lacets.

— Il ne faudra jamais la laisser ouverte, expliqua-t-il, c’est le seul endroit où nous serons à l’abri du gaz. Si l’atmosphère devient irrespirable à l’extérieur, nous nous réfugierons ici et nous ouvrirons une bonbonne d’oxygène. Voilà pourquoi cet abri est important. Si tu suffoques, viens vite ici. Tu te rappelleras ?

 

Ils entrèrent à quatre pattes, et Peggy se sentit mieux. L’igloo de toile reconstituait un monde à sa mesure. Une odeur de poisson séché et de pemmican[23] montait de la caisse à vivres. Il n’était pas question de faire du feu, il fallut se contenter de cette nourriture froide qu’on mit à ramollir dans une écuelle d’eau. Des sacs de couchage étaient roulés près du coffre à ravitaillement.

— Pas mauvais, ce truc, fit le chien bleu qui broutait salement dans son écuelle.

— Allons-nous toujours rester dans le noir ? s’inquiéta Peggy. C’est horrible et on risque de tomber. Pour le moment nous sommes encore éclairés par la lumière du jour qui s’insinue dans la crevasse, mais ça ne va pas durer.

— Rassure-toi, répondit Sébastian. Nous avons des torches électriques à faisceau réduit. On les a barbouillées de peinture bleue pour qu’elles portent moins loin. Et puis il y a ces lunettes, elles permettent d’y voir la nuit… du moins tant que la pile fonctionne. N’oublie jamais de les éteindre quand tu t’endormiras.

Il avait tiré d’un sac trois paires de grosses lunettes caoutchoutées dont il fit la distribution. Attacher celles du chien bleu ne fut pas une mince affaire !

 

La collation terminée, Sébastian encouragea ses amis à retourner dehors, pour s’habituer au ballon. Il rangea écuelles et gobelets, laça la tente et s’en alla en louvoyant vers la proue. Peggy Sue renonça à le suivre. Rien qu’à le voir se pencher au-dessus du vide, les mains dans les poches, elle sentait l’estomac lui remonter dans la gorge.

 

Pour s’accoutumer au roulis, elle fit quelques pas sur le plancher mouvant. Les caisses bougeaient. Ces dérobades continuelles rendaient l’équilibre du voyageur assez précaire.

Rassemblant son courage, elle s’approcha de Sébastian, toujours planté à la proue du vaisseau à la lisière de l’abîme, le bout des semelles déjà dans le vide.

— À quelle profondeur sommes-nous ? interrogea-t-elle.

— Moins soixante mètres, annonça le garçon. Le ballon descend lentement. Il faudrait peut-être le dégonfler davantage pour diminuer la portance ?

Les yeux protégés par ses grosses lunettes de vision nocturne, il observait Peggy.

— Tu te sens bien ? s’enquit-il. L’atmosphère à l’intérieur de la coquille est un peu spéciale. Dès qu’on s’enfonce, la composition de l’air change. Les gaz ont tendance à déclencher chez les humains des poussées hallucinatoires. C’est bref mais souvent intense. Il faut s’y préparer.

— On va devenir fous ? interrogea le chien bleu. Comme lorsque nous avons traversé la prison ?

— Possible, murmura Sébastian. Grâce aux masques respiratoires et à la tente de survie on ne risque pas de perdre la tête, mais on peut faire des rêves bizarres ou être assaillis par des idées saugrenues. Le tout est de ne pas paniquer.

 

*

 

Jusqu’au soir Peggy resta aux aguets. Le ballon se balançait moins, mais l’air s’était chargé d’une humidité pénétrante qui faisait gémir les cordages. La jeune fille avait fini par s’asseoir au milieu du pont, le plus loin possible du vide. L’obscurité l’effrayait. Elle aurait voulu que le Capitaine Fantôme soit illuminé comme un lustre, hélas, allumer une lampe, ç’aurait été éveiller l’attention de la Dévoreuse…

« Si je dois faire pipi cette nuit, pensa-t-elle, je vais passer par-dessus bord. »

 

La Bête des souterrains
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